L’humeur chagrine faisait peser comme une chape sur les journées. Tout allait de mal en pis. Depuis le passage à l’euro, la vie avait augmenté un peu trop. Un peu trop ? Mais Jacques, elle a
augmenté – et ce n’est qu’une moyenne – de 30%. Connais-tu ce qu’est le panier de la ménagère ? Avant l’euro, quand elle se rendait au marché, les patates s’achetaient 10 boules par 3 kgs.
Avec l’euro, c’est désormais 2 euros les trois kilos. Et pas seulement les patates, n’importe quel légume est désormais à 2 euros en moyenne (il faut savoir à quel étal s’arrêter, choisir
méticuleusement ses producteurs. Pas question de se rendre chez les revendeurs !). Sais-tu Jacques à quel prix ils achètent leur marchandise au marché-gare : 30 centimes le kilo. Cela
ne les empêche pas de revendre le moindre kilo à …………….. 1,80 euros. T’as vu la culbute ? Ce n’est plus ni trois, ni quatre, mais six fois le prix d’achat. Que crois-tu que pense la
ménagère ? Elle râle. A juste titre.
De qui te moques-tu Jacques ? Et toi Nicolas, qu’en penses-tu ? Ta femme ne va pas faire les courses, elle envoie la bonne, ah non, pardon, elle se fait livrer. Et bien contente, parce
que pour elle, ça augmente aussi, mais vu ton salaire, elle ne sent pas la différence. D’ailleurs, elle ne tient pas de carnet de comptes, elle n’aligne pas ses achats, n’additionne pas en bas de
chaque colonne, ne reporte pas le solde à la page suivante, elle ne compte pas. Avec ton salaire de ministre (un mois de ton salaire représente l’actif annuel du contribuable commun), tu n’as pas
de souci financier. A ta table, on se régale sans se soucier de ce que la France d’en bas (tu sais encore qui a créé cette expression méprisante concernant 99 % de la population française ?)
ruine son porte-monnaie, passe son temps à se demander si elle prendra des vacances, si elle enverra ses enfants dans des colonies, si elle campera ou ira à l’hôtel, si elle changera la voiture
cette année, achètera une nouvelle machine à laver le linge, si elle bouclera son budget mensuel... La France d’en bas, Dominique, transpire à tout va, calcule, espère mais ne peut que constater
que tu te moques bien d’elle, que tu n’as cure de ses soucis et que puisque toi, tu t’achètes de beaux costumes, exhibe des cravates hors de prix, arbores des chemises dignes d’un roi, elle n’a
plus qu’à se la fermer. Elle subit, Monsieur le Député, Monsieur le Ministre, Monsieur Le Président, elle subit, cette France d’en bas, l’abus de ton pouvoir, ton goût pour la richesse, tes
salaires indécents, tes dépenses excessives et ta morgue. Et dire que cette France-là, c’est elle qui a fait 1789. Ah, le son du tambour, le bonnet phrygien, les pantalons à rayures, les piques
qui s’ornaient de têtes fraîchement coupées à la guillotine …!!!
La France d’en bas, celle qui fait le sel de vos victoires ou de vos déconfitures politiques, la France d’en bas murmure. La colère est encore sourde mais elle se fait entendre. Elle enfle à
mesure que vous abusez de votre pouvoir, elle gronde encore en aparté, hésite encore à se rassembler, mais elle y parviendra : le mécontentement est généré par votre incurie, votre morgue,
votre insuffisance et vos échecs. Eh oui, Jacques ! Ou Nicolas ! Ou Dominique, toi, et les autres cristallisez le mal ambiant, demain la guillotine risque de réapparaître sur les places
publiques et de donner un spectacle sanglant à la foule déchaînée, ivre de sang parce que souffrant d’appauvrissement. Vous lézardez la République, et Marianne également n’apprécie pas votre
conduite. Vous trahissez à qui mieux mieux les traditions républicaines, vous enterrez les uns après les autres les acquis sociaux. C’est un mal très français, paraît-il, cet amour des acquis
sociaux, fruits de la lutte acharnée du petit peuple qui crevait de vous voir faire de la graisse sur son dos, pendant qu’il crevait de faim.
Le Panem et Circenses n’est plus de mise. Tout le monde veut son frigo, sa télé, des vacances, des loisirs, moins travailler. Vous réduisez, piétinez le sel de la vie de la France d’en bas. Vous
ponctionnez sans vergogne ses économies. Que veux-tu Jacques ? Fallait pas parler de la fracture sociale. T’as été élu parce que tu as brandi le fantôme de Le Pen, prédit le retour en
arrière, au fascisme délirant de la belle époque de Vichy. Tu t’es gourré mon gars. La France, la vraie, la seule, elle veut vivre bien. Et si l’Europe lui fait peur, c’est de ta faute. Tu fais
des promesses et tu ne tiens jamais tes engagements. La France d’en bas veut bien te pardonner tes frasques, ta gestion désastreuse, mais elle n’accepte pas d’être flouée par tes bons sentiments.
T’es un sacré comédien, tu passes du rire aux larmes face aux caméras, sans sourciller. Ce qu’elle veut la France d’en bas, c’est pas un guignol, un pantin désarticulé, ce qu’elle veut c’est
vivre décemment et pas voir des pignoufles s’empiffrer sur ses économies. La France d’en bas n’est pas une éternelle vache à traire, elle a besoin de considération, elle veut que tu arpentes les
marchés avec son budget rétréci, que tu te demandes jusqu’à quand tu seras pressuré par les impôts directs et indirects, que tu cuisines des binjes à 1,50 euros et non des rattes à 20 euros, que
tes pommes soient aussi farineuses que les siennes, que les baguettes à plus de 80 centimes disparaissent de ta table pour faire place à un pain surgelé bon marché qui durcit à peine sorti de son
enveloppe plastique. Elle veut que tu t’assoies à sa table, allez Jacques, pour une fois, descends vraiment dans la rue, regarde ce qu’il y a autour de toi, imagine-toi dans la peau misérable de
monsieur tout le monde qui compte, recompte, décompte et ne s’en sort pas. Les vaches maigres, tu sais, c’est formateur, t’en oublies presque que tu vis comme un miséreux, tu sais qu’au fond, tu
n’es pas aussi malchanceux que ça, que d’autres connaissent des difficultés bien pires. Tiens, les SDF, autrefois, ce n’étaient que des clochards, ils étaient répertoriés facilement, aujourd’hui,
ils sont une masse informe, si compacte qu’on ne peut plus les dénombrer. Tu devrais les fréquenter ces sous-hommes sans domicile, sans travail, sans papier souvent, ces exclus qui gênent la
circulation sur les trottoirs, qui tendent la main, horrible plaie sociale, et qui gênent le bon cœur des braves gens. Et qui paye au quotidien cette hérésie financière ? Pas toi, bien sûr,
à l’abri des hauts murs de ta demeure, mais cette France d’en bas, généreuse et ouverte qui défend le bifteck du voisin comme le sien quand il brandit des pancartes, quand il fait grève et qu’il
proteste. Ecoute-le, mon vieux, tu verras, c’est pas aussi simple que tu le crois. Ils sont là les ridiculisés de la politique libérale et leur colère augmente à mesure que tu t’engraisses.
Ce texte a été écrit 15 jours avant le référendum de la Constitution Européenne. Prémonition ? Peut-être. Ces phrases restent d'actualité même si les acteurs de
l'époque ont changé de rôle ou ont disparu du devant de la scène politique.