On sent le désespoir de toute une administration frustrée et claquemurée dans ses déboires quand elle est absente. C'est le mois de mai, le plus férié de tous, le grand moment des premiers
exodes. Pour les chanceux ayant pignon à la campagne, c'est bien le moment de cumuler les jours qui restent avec ceux des jours heureusement fériés. Un 1er mai qui tombe un jeudi et hop, on ne
revient que le lundi. Un 8 mai qui tombe aussi un jeudi, alors là, c'est royal : le 12, un lundi, ce fameux lundi de Pentecôte, est redevenu férié également. La journée de solidarité aura lieu à
un autre moment (peut-être tombera-t-elle aux oubliettes… qui sait ?). Les administratifs se sentent tellement coincés dans leur conformisme et méprisés qu'ils profitent de la moindre occasion
pour échapper à la lourdeur de leur condition. Les murs sont tout d'un coup bien silencieux, les bureaux ne résonnent pas des conversations, les lampes sont toutes éteintes. Rien ne filtre
derrière les cloisons.
Les plus malins auront su cumuler tous les ponts pour faire un très grand viaduc, un Garabit impressionnant. Comme on les comprend. Frustrations, brimades, conformisme, carrières ras le gazon,
méconnaissance de leur investissement ont bien besoin de prendre un peu l'air. Et c'est un pied de nez géant qu'ils font à l'administration. Ils sont hilares des tours que joue le calendrier. Un
calendrier qui, pour une fois, leur est favorable. Et tant pis pour le boulot. Ca attendra. Il sera bien temps mardi de tourner la clé dans la serrure, pousser la porte avec un soupir (on était
si bien ailleurs !), ouvrir les tiroirs du bureau, les portes de l'armoire, sortir les dossiers et surtout les consulter.
L'administration prend son pied en prenant de longs congés. C'est une vengeance délicieuse, qui se déguste à pleine bouche, sans délicatesse, presqu'avec la rage d'être libre plus longtemps
que nécessaire. Pas question de perdre une miette de cette escapade prolongée. On la regrettera dès le mardi quand il faudra se lever tôt, courir après le train ou le métro, se prendre par la
main pour rejoindre son poste, retrouver la mine déconfite des collègues avec lesquels on ne s'entend que de façade. La routine du quotidien reprendra vite tournure, au grand dam de la valetaille
administrative qui préfère se la couler douce ailleurs mais qui subit, année après année, le joug de la tâche. Eh oui, ce sont des tâcherons, de simples tâcherons qu'on exploite quel que soit le
niveau des compétences. Quant aux compétences, on est bien content qu'ils en soient bardés, mais pas question d'un merci ni d'une promotion. Plus les salaires sont bas, mieux la hiérarchie se
conforte dans sa position dominante. Elle joue d'ailleurs volontiers du fouet que sa position lui octroie généreusement. Une petite réflexion par ci, une autre par là : "Vous êtes en retard de 3
minutes", "Vous n'avez pas encore terminé ? Mais que faites-vous donc ?", "Je vous ai cherché tout à l'heure, où étiez-vous donc ?". Pas le droit de pisser peut-être ? rétorque silencieusement le
tâcheron qui se fait apostropher sans aménité. Esclave, voilà ce qu'il est et rien d'autre. Et le droit à la parole, pas question. Obéir, toujours obéir sans broncher, faire les 36 volontés du
supérieur hiérarchique, courber l'échine, se voûter à l'extrême, plier systématiquement et surtout exécuter ce pour quoi on perçoit un maigre salaire.
Ah, ces congés ! Ils sont bénis par tous et encore plus regrettés dans le silence de la feuille froissée nerveusement qu'on jette tout aussitôt à la corbeille. Si le panier est réussi, l'acidité
de l'humeur en est moindre. Encore un pied de nez, un de plus. Maigre revanche, mais revanche tout de même.
Qui ne rêve pas d'aller ailleurs, de faire autre chose ? Qui n'a jamais rêvé de dominer à son tour et de prendre une sacrée revanche ? Les congés, c'est sacré et plus on en prend, mieux on se
sent supérieur. Là au moins, pas de propos mesquin, pas d'ordres cinglants, pas de brimades. Du repos, les doigts de pied en éventail, sous un parasol et même devant son fourneau. Pas d'horaires
à respecter, pas de pile à descendre à toute vitesse, pas de classement à refaire, rien à archiver. Les seules archives des congéistes administratifs sont ces souvenirs chéris longtemps, dont on
ne parle jamais, sinon à ceux qui sont proches "tu te rappelles quand le petit est tombé de sa chaise ? ", "rappelle-toi, quand ta mère a débarqué dans notre chambre sans frapper", et blablabla….
Moments de béatitude parfaite, moments volés au travail. Alors, vous pensez bien, quand on peut profiter de rallonge, on ne se gêne pas.
-o-
Les couloirs sont déserts. Rares sont les étudiants qui les longent pour un supposé cours. Quelle idée de maintenir des cours quand un grand week-end ferait tant de bien à tout le monde ? Au
moins, le petit peuple administratif prend des congés. Et tant pis pour ceux qui sont de corvée pendant qu'ils font autre chose. Le silence est délicieux, quand on est isolé dans un long hall,
sans talons bruyants heurtant le sol, sans voix qui traversent les cloisons, sans remue-ménage ni chahut. Le pied. Voilà ce qu'il faut faire : venir travailler tandis que les autres s'enfuient à
toute vitesse. Ca fait bien d'être là. On se fait remarquer, les chefs apprécient (mais ne font rien quand même pour l'esclave rivé à son bureau). Tandis que la grande majorité va vers d'autres
horizons, profiter des congés, certains préfèrent s'abstenir de faire comme eux. Mais plus tard, quand tous seront rentrés la moue grimaçante au coin du visage, eux ils pourront enfin se
permettre de voyager au loin. Loin des conversations, loin des collègues, loin de la hiérarchie. Ils profiteront alors d'un autre silence, le leur, unique parce que différent. Un silence bien
mérité qu'ils goûteront avec malice, mais sans regret pour les autres qui seront à leur tour revenus fatigués et pas plus heureux de ces longs congés du mois de mai.