Un long frisson descend de l'atlas jusqu'au sacrum, bousculant les vertèbres une à une jusqu'au déchirement qui se propage à tout son épiderme. C'est impossible, ils n'ont pas fait ça. Encore
incrédule, Justine écoute le journaliste énoncer ce fait du même ton monocorde que l'information précédente. L'événement est pourtant de taille et son importance, en ce monde bousculé par des
séismes et des guerres, prend une dimension très particulière. Alors pourquoi cette apparente indifférence ? Voulue ? Inconsciente ? Pur formalisme de l'objectivité
journalistique ?
L'annonce a de quoi surprendre, surtout ce jour-là. D'ailleurs, pourquoi ce choix ?
Les questions se heurtent dans la tête de Justine, atterrée par la nouvelle. Mais à quoi ont-ils donc pensé ? Qui sont-ils pour prendre une décision aussi radicale ? Et la dignité humaine dans
tout cela ?
Justine détourne son regard de l'écran aux images crues. C'est trop. Elle se sent honteuse de participer involontairement à cet étalage de violence satisfaite. Que demande donc le peuple ? se
demande-t-elle. Ce n'est plus la réponse des latins, ce n'est plus le "Panem et Circences" banal des années de la barbarie.
Ecœurée, désemparée, elle prend le parti d'éteindre son téléviseur. A quoi bon guetter l'information ? Tout est consommé. C'est trop tard !
Vit-elle vraiment dans un monde civilisé puisque la cruauté des dictateurs les conduit à la potence à la vue du monde ?
Toutes les questions qui l'ont taraudée pendant des années reviennent à la charge, l'obligeant à regarder bien en face ce qu'elle a évité à tout prix, préférant l'ignorance à la connaissance, se
berçant de l'illusion que l'homme est sage, que le progrès ne peut que l'inciter à davantage d'humanité et de compassion.
Elle tombe de haut, du haut de ses illusions enfouies, de ses rêves anéantis par la triste réalité, de la condescendance avec laquelle elle a toisé et plus souvent ignoré les aléas du monde. Son
monde soudain rétréci à un écran où courent toutes les nouvelles les plus absurdes comme les plus cruelles.
A quoi bon prendre de l'âge si ce n'est pas être toujours plus serein et sage ? se dit-elle dans un soubresaut mécanique. Forgée aux idéaux de la démocratie et du respect de la vie, elle chute
dans la réalité avec une brutalité inattendue parce que le monde est à sa porte et qu'elle n'en a pas pris conscience. Pas pris conscience ou refusé d'en prendre conscience ? Justine élude la
question : il y en a déjà tant et tant restées sans réponse, pourquoi se mettre martel en tête et chercher la petite bête là où elle ne se trouve surtout pas ?
Justine, une fois de plus, refoule très loin son besoin d'appréhender ce qui l'entoure malgré elle et juge bon de sortir. La porte de son appartement claque dans le silence des escaliers.